Mortalité de Pipistrelles communes, de Buses variables et de Faucons crécerelles en cours d’exploitation : la CAA de Nancy exige une DEP

Par un arrêt du 27 juin 2023, la cour admin­is­tra­tive d’ap­pel de Nan­cy offre une nou­velle illus­tra­tion de l’ap­pré­ci­a­tion, par le juge admin­is­tratif, du “risque suff­isam­ment car­ac­térisé” lorsque des destruc­tions de spéci­mens d’e­spèces pro­tégées sont con­statées en cours d’ex­ploita­tion d’un parc éolien (CAA Nan­cy, 27 juin 2023, n° 19NC01647 ; pour un arrêt jugeant qu’au­cune DEP n’est req­uise mal­gré la destruc­tion de 14 indi­vidus, voir notre arti­cle sur CAA Lyon, 22 juin 2023, n° 22LY01790).

Au cas présent, le parc éolien exploité par la société Ferme éoli­enne de La Hotte a été mis en ser­vice au cours de l’an­née 2020. Pour appréci­er l’ex­is­tence d’un risque pour les espèces pro­tégées, le juge dis­po­sait des résul­tats des suiv­is de mor­tal­ité pour les années 2021 et 2022.

Après quelques péripéties con­tentieuses ayant con­duit les par­ties jusque devant le Con­seil d’É­tat, elles se sont retrou­vées une nou­velle fois devant la CAA de Nan­cy. À cette occa­sion, les requérants ont fait val­oir qu’une déro­ga­tion à l’in­ter­dic­tion de détru­ire des espèces pro­tégées était néces­saire, compte tenu des destruc­tions con­statées lors du suivi de mor­tal­ité (cons. 72 à 76).

1. La DEP est requise pour la Pipistrelle commune

Le site du pro­jet est fréquen­té par plusieurs espèces pro­tégées de chi­rop­tères, dont la séro­tine com­mune, la noc­tule de Leisler et la pip­istrelle com­mune, qui est l’espèce la plus représen­tée dans le secteur d’implantation.

La Cour con­sid­ère qu’en dépit de la réduc­tion impor­tante du nom­bre de cas de mor­tal­ité, due à l’adop­tion d’un plan de bridage plus strict dans le courant de l’an­née 2022, des destruc­tions de pip­istrelles com­munes demeurent, de sorte qu’une déro­ga­tion est néces­saire, au moins pour cette espèce. Notons que la Cour écarte l’ar­gu­ment de la société exploitante, qui affir­mait qu’un nou­veau ren­force­ment du bridage avait été mis en place.

Plus pré­cisé­ment, la Cour a relevé que :

  • plusieurs des éoli­ennes du pro­jet sont local­isées à prox­im­ité de bois et de haies ;
  • les suiv­is de mor­tal­ité pour 2021 ont per­mis d’estimer qu’entre 424 et 456 chi­rop­tères sont décédés en rai­son du fonc­tion­nement du parc, étant pré­cisé que la société péti­tion­naire n’avait pas respec­té, pen­dant cette péri­ode, les mesures de bridage pour­tant imposées par l’autorisation accordée ;
  • le préfet a imposé en avril 2022 un nou­veau plan de bridage plus strict pour l’ensemble des éoli­ennes du parc1 ;
  • les résul­tats du suivi de mor­tal­ité pour l’année 2022 ont démon­tré l’efficacité de ces mesures du fait de la réduc­tion impor­tante du nom­bre de chi­rop­tères impactés par le parc et notam­ment con­cer­nant la séro­tine com­mune et la noc­tule de Leisler ;
  • eu égard à l’intérêt que présente le site pour les pip­istrelles com­munes, lequel ressort de l’étude de mor­tal­ité réal­isée pour l’année 2021, mais aus­si en rai­son du main­tien en 2022 de décès pour cette espèce, le risque pour la pip­istrelle com­mune est suff­isam­ment car­ac­térisé pour jus­ti­fi­er la néces­sité d’obtenir une déro­ga­tion rel­a­tive aux espèces pro­tégées. La cir­con­stance évo­quée par la société péti­tion­naire qu’elle aurait légère­ment ren­for­cé son pro­gramme de bridage ne suf­fit pas à jus­ti­fi­er que cette mesure per­me­t­trait de réduire suff­isam­ment les risques pour cette espèce.

En défini­tive, la CAA de Nan­cy con­sid­ère qu’une DEP est au moins req­uise pour la Pip­istrelle com­mune.

Peut-être désireuse d’éviter de futures batailles de chiffres, la Cour reste, dans son arrêt, silen­cieuse sur le nom­bre de cas de mor­tal­ités con­statés pen­dant l’an­née 2022. Par ailleurs, alors que la CAA de Lyon avait choisi de ne pas tenir compte de l’es­ti­ma­tion de la mor­tal­ité (fondée sur divers paramètres, comme le taux de pré­da­tion, etc.), mais unique­ment du nom­bre de cadavres recen­sés lors des suiv­is, la CAA de Nan­cy est moins explicite quant à la portée de ces éval­u­a­tions sta­tis­tiques (cf. arti­cle men­tion­né supra).

2. La DEP est requise pour la Buse variable et le Faucon crécerelle

Le secteur d’im­plan­ta­tion du pro­jet est fréquen­té par des milans roy­aux, des grues cen­drées, des busards Saint-Mar­tin, des fau­cons pèlerins, des bus­es vari­ables, des éper­viers d’Europe et des fau­cons crécerelles.

La Cour con­sid­ère qu’une DEP est néces­saire pour la Buse vari­able et le Fau­con crécerelle, en rai­son du nom­bre de cas de mor­tal­ité révélés par les suiv­is de la mor­tal­ité en 2021 et 2022 ( le nom­bre de cadavres recen­sés n’est pas pré­cisé). En revanche, la DEP n’est pas req­uise pour l’éper­vi­er d’Eu­rope (mor­tal­ité lim­itée à deux indi­vidus 2022). Elle n’est pas non plus req­uise pour les autres espèces d’oiseaux en l’ab­sence de mor­tal­ité con­statée à ce stade.

Plus pré­cisé­ment :

  • Les sept espèces d’oiseaux susvisées présen­tent des risques impor­tants de col­li­sion avec des éoli­ennes, tout par­ti­c­ulière­ment le milan roy­al, et elles seront égale­ment impactées, mais à un degré moin­dre, par les efforts de con­tourne­ment induits par l’implantation du parc litigieux à prox­im­ité immé­di­ate d’un autre parc éolien.
  • Toute­fois :
    • con­cer­nant le milan roy­al, la grue cen­drée, le busard Saint-Mar­tin, le fau­con pèlerin et l’épervier d’Europe :
      • seul le busard Saint-Mar­tin pour­rait être nicheur à prox­im­ité du site d’implantation,
      • les obser­va­tions pour ces espèces ont été d’une impor­tance mesurée : le milan roy­al et la grue cen­drée n’ont été observés qu’à une seule reprise et les effec­tifs de chaque espèce lors des obser­va­tions étaient alors égale­ment réduits.
      • les résul­tats des études de mor­tal­ité menées pour les années 2021 et 2022 ne témoignent d’aucun cas de décès pour ces espèces sauf con­cer­nant l’épervier d’Europe, mais aucun indi­vidu de cette espèce n’est décédé par col­li­sion avec une éoli­enne en 2021 et sa mor­tal­ité a été lim­itée à deux indi­vidus en 2022.
      • ces résul­tats per­me­t­tent de con­firmer que, au vu de la présence mesurée de ces espèces sur le site ain­si que des mesures prévues pour lim­iter et réduire l’impact prévu, le risque pour ces espèces ne peut être regardé comme suff­isam­ment car­ac­térisé pour impos­er au péti­tion­naire d’obtenir une déro­ga­tion rel­a­tive aux espèces pro­tégées.
    • con­cer­nant la la buse vari­able et le fau­con crécerelle : les résul­tats des études de mor­tal­ité démon­trent des cas de décès de bus­es vari­ables et de fau­cons crécerelles tant en 2021 qu’en 2022. Une fois encore, le nom­bre de cas recen­sés n’est pas men­tion­né par la Cour.
  • La Cour en déduit que le risque est suff­isam­ment car­ac­térisé pour la buse vari­able et le fau­con crécerelle.

3. Le juge autorise temporairement la poursuite de l’exploitation dans l’attente de la régularisation, à la condition que l’exploitant mette en place des mesures de réduction supplémentaires pour les chiroptères et l’avifaune

La Cour relève que “l’exploitation du parc dans ses con­di­tions actuelles de fonc­tion­nement ne peut être main­tenue en rai­son de son atteinte aux espèces pro­tégées”.

Elle con­sid­ère ensuite que “s’il résulte des dis­po­si­tions du II de l’article L. 181–18 du code de l’environnement que, dans un tel cas, le juge peut sus­pendre l’exécution de l’intégralité de l’autorisation, le juge de plein con­tentieux de l’autorisation envi­ron­nemen­tale dis­pose égale­ment de la pos­si­bil­ité de pre­scrire lui-même des mesures com­plé­men­taires tem­po­raires per­me­t­tant la pour­suite de l’activité dans des con­di­tions per­me­t­tant d’éviter tout risque d’atteinte exces­sive auxdites espèces pro­tégées”.

En effet, pour mémoire, dans l’avis Novis­sen, le Con­seil d’É­tat avait posé le principe selon lequel “le juge de pleine juri­dic­tion des autori­sa­tions envi­ron­nemen­tales a tou­jours la fac­ulté, au titre de son office, d’au­toris­er lui-même, à titre pro­vi­soire, et le cas échéant sous réserve de pre­scrip­tions com­plé­men­taires qu’il fixe lui-même et pour un délai qu’il déter­mine, la pour­suite de l’ex­ploita­tion, des activ­ités ou des travaux en cause dans l’at­tente de la délivrance d’une nou­velle autori­sa­tion par l’au­torité admin­is­tra­tive. Les dis­po­si­tions de l’ar­ti­cle L. 181–18 n’ont ni pour objet ni pour effet de lui retir­er ce pou­voir” (CE, Avis, 22 mars 2018, n° 415852, pub­lié au recueil ; et pour les critères à pren­dre en compte pour appréci­er l’op­por­tu­nité d’au­toris­er la pour­suite de l’ex­ploita­tion, voir : CE, 15 mai 2013, ARF, n° 353010, aux tables).

En con­séquence, la CAA de Nan­cy autorise la pour­suite de l’ex­ploita­tion, à la con­di­tion que soient mis­es en place les mesures suiv­antes, dans l’at­tente de la délivrance de la déro­ga­tion req­uise :

  • Ren­force­ment du bridage en faveur des chi­rop­tères : “les éoli­ennes du parc devront être arrêtées une heure avant le couch­er du soleil et jusqu’à son lever du début du mois d’avril à la fin du mois d’octobre, dès lors que la tem­péra­ture excède 7°C, que la vitesse du vent est inférieure à 6,5 m/s et qu’il ne pleut pas
  • Mise en place d’un dis­posi­tif de détec­tion et d’ar­rêt des éoli­ennes en faveur de l’av­i­faune.

La Cour pré­cise néan­moins que l’ex­ploita­tion du parc éolien est sus­pendue dans l’attente de la mise en place des sys­tèmes de détec­tion et d’arrêt des éoli­ennes + du nou­veau pro­gramme de bridage des éoli­ennes.


1. Les éoli­ennes doivent être arrêtées dès le couch­er du soleil et jusqu’à son lever pen­dant les mois d’avril à octo­bre, lorsque la tem­péra­ture excède 10 °C et que la vitesse du vent est inférieure à 5 m/s ou à 5,6 m/s pour le mois de sep­tem­bre.


Crédit pho­tographique : Fischer.H.


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